Derrière le « greenwashing » de TotalEnergies, l’expropriation de paysans au Congo

Mediapart dévoile des documents internes au gouvernement congolais et des témoignages prouvant que TotalEnergies s’est approprié des terres d’agriculteurs sans leur libre consentement. Le but ? Créer à la place de leurs cultures une plantation industrielle d’arbres pour que le pétrolier puisse continuer ses activités climaticides.

Au cœur des plateaux Batéké, en République du Congo, Pulchérie Amboula cultive habituellement du manioc sur une parcelle de terre héritée de son défunt père. Mais depuis peu, sa vie a été bouleversée. Au printemps dernier, en essayant d’accéder à ses champs, des gardes de sécurité en pick-up ont suivi son tracteur pour l’empêcher de réaliser ses travaux agricoles.

« Nous ne travaillons plus. Nous n’avons plus de champs, se désole Pulchérie Amboula. J’ai l’impression que ces gens sont venus pour nous tuer sur notre propre terre. »

Les « gens » dont fait mention cette agricultrice sont ceux de TotalEnergies. Depuis novembre 2021, le géant pétrolier français a jeté son dévolu sur cette région de savanes au nord de Brazzaville pour y planter des millions d’acacias sur 40 000 hectares – quatre fois la superficie de Paris.

La compagnie émet chaque année autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français·es. Mais Patrick Pouyanné, patron de TotalEnergies, le promet : face au défi du changement climatique, la multinationale sera neutre en carbone d’ici à 2050.

Pour continuer à produire du pétrole et à engranger des profits mirifiques – l’entreprise a annoncé un bénéfice record de 14 milliards d’euros pour 2021 –, TotalEnergies a trouvé la parade : la compensation carbone. Le principe consiste à établir des plantations d’arbres en monoculture qui absorbent le carbone dans l’atmosphère. Ce CO2 est ensuite déduit du bilan carbone du groupe.

Toutefois, le projet de TotalEnergies sur les plateaux Batéké ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan de carbone rejeté par la firme. À terme, et en se fondant sur les chiffres annoncés par le pétrolier lui-même, cette forêt artificielle n’absorbera en totalité que 2 % de ce qu’émet TotalEnergies en une seule année. Une vaste opération de greenwashing ou écoblanchiment, en somme.

Mediapart a pu consulter des documents internes au gouvernement de la République du Congo qui démontrent que l’opérateur de ce projet pour TotalEnergies, avec l’aide de l’État congolais, a exproprié de leurs terres ancestrales une dizaine de familles de propriétaires fonciers.

Les champs de ces dernières seraient cultivés par plus de 400 personnes, ce qui permet d’évaluer l’impact de cette opération sur la sécurité alimentaire de la région.

D’après les documents et les témoignages recueillis sur la zone du projet, les familles de propriétaires fonciers ont été dépossédées de leurs terres pour une somme modique globale de 76 000 euros. Soit à peine cinq jours de salaire de Patrick Pouyanné. Pis, certains foyers n’ont même pas été indemnisés.

« Aujourd’hui, les populations pleurent, et amèrement, témoigne Maixent Jourdain Adzabi, représentant d’une famille qui n’a pas été dédommagée financièrement. Nous n’avons plus d’espace pour travailler, ils ont tout pris ! Mais en 2023, quel sera le sort de nos enfants ? Nous ne vivons que grâce à nos champs. Nous n’avons rien d’autre. »

Contactés par Mediapart et les deux partenaires de cette enquête (le collectif britannique SourceMaterial et Unearthed, la cellule investigation de Greenpeace UK ), TotalEnergies et l’opérateur de ce projet ont répondu par une même déclaration commune (voir Prolonger).

Ils affirment que « le projet produira des co-bénéfices sociaux significatifs. Cela inclut notamment la création d’emplois directs et indirects dans la région, avec l’embauche de chefs d’équipe, de travailleurs saisonniers, d’ingénieurs et de techniciens. Les opportunités d’emploi permettront une forte implication des femmes et des populations autochtones dans ce projet ».

Un État congolais au service de TotalEnergies

La plupart des habitant·es des plateaux Batéké dépendent de l’agriculture. Les terres de ce territoire sont fertiles et fournissent à la capitale, Brazzaville, une partie de ses fruits et légumes.

Au moins six agriculteurs et agricultrices ont déclaré en mars et en septembre 2022 avoir été empêché·es de cultiver leurs parcelles pour laisser place au projet de compensation carbone de TotalEnergies. « On ne peut pas accéder à nos cultures en plein champ et non récoltées à ce jour car ils refusent que nos tracteurs passent faire le travail », atteste Clarisse Parfaite Louba, agricultrice sur les plateaux Batéké.

À proximité des plants de manioc délaissés de Pulchérie Amboula a été installé un panneau sur lequel on peut lire : « Votre champ se trouve sur le domaine Forest Neutral Congo (FNC). Il a été identifié et mesuré. »

Opérateur du projet pour le compte de TotalEnergies au Congo, Forest Neutral Congo (FNC) est une filiale de Forêt ressources management, une entreprise française basée à Mauguio, dans l’Hérault, qui « œuvre pour la gestion forestière durable en forêt tropicale ».

Durant l’été 2020, une mission interministérielle congolaise est venue sur les plateaux Batéké pour, d’après un rapport interne au gouvernement sur le projet consulté par Mediapart, identifier les « potentiels propriétaires terriens » et « sensibiliser les populations au projet de reboisement du groupe Total ».

Dans la foulée, le gouvernement a émis le 18 septembre 2020 un décret déclassant 70 000 hectares de terres de la zone concernée en « domaine privé de l’État \[…\] en vue de la conclusion d’un bail emphytéotique entre le gouvernement de la République du Congo et la société Forest Neutral Congo (FNC) ».

Six semaines après, le 3 novembre 2020, l’État congolais a signé avec FNC un contrat louant pour 60 ans ces 70 000 hectares. Dans ce bail auquel Mediapart a pu avoir accès, le gouvernement garantit « l’éviction » de « tous prétendus propriétaires terriens, détenteurs de droits traditionnels et coutumiers qui revendiqueraient des terres ».

Selon ce contrat, le bail coûte à FNC environ 100 000 euros par an, avec un versement supplémentaire de 26 000 euros annuels destinés à un fonds pour le développement local.

FNC et TotalEnergies ont répondu à Mediapart que « le développement du projet tiendra compte des droits d’usage coutumiers ». Selon eux, « tous les champs de manioc du site sont restés intacts » et toutes les personnes impactées « se verront proposer des alternatives ».

Une consultation biaisée

Ce n’est qu’un an plus tard, après la signature du bail entre le gouvernement et FNC actant l’expulsion des populations, que deux cycles de consultation avec les communautés locales ont été ouverts, en septembre 2021.

À la suite de ces réunions, neuf représentants des propriétaires touchés par la mégaplantation de TotalEnergies ont alors signé un protocole d’accord actant la bonne réception d’une indemnité forfaitaire « symbolique » de 50 millions de francs CFA – environ 76 000 euros – en contrepartie de leurs terres.

Ce protocole, consulté par Mediapart, précise que ce versement est effectué « en vue de l’apurement des droits coutumiers de toutes les populations et de lever tous les droits d’usage desdites familles sur ces terres ».

Rosalie Matondo, ministre de l’économie forestière, s’est déplacée le 6 novembre 2021 en hélicoptère jusqu’aux plateaux Batéké pour une cérémonie officielle de cession des terres.

Devant les familles expropriées par le projet de compensation carbone, elle a argué : « Soyez fiers de ce que vous allez contribuer à la lutte contre le changement climatique parce que vous avez mis à la disposition du gouvernement ces terres qui vont permettre à notre partenaire TotalEnergies de mettre en place ce projet de puits de carbone. »

Mais la déclaration de la ministre masque mal le fait que le processus de consultation a donné lieu à de nombreuses confusions et désaccords avec les populations concernées.

Le rapport interne au gouvernement sur le projet détaille deux litiges avec plusieurs groupes familiaux ou représentants locaux ayant revendiqué des terres impactées par TotalEnergies. Une des familles aurait même boycotté la cérémonie officielle avec la ministre de l’économie forestière. Pour un de ces deux litiges, les familles semblent avoir été finalement indemnisées.

Par ailleurs, au moins une famille dont les terres ont été réquisitionnées, celle des Nkonon, n’a reçu aucun dédommagement financier. Si elle figure parmi les propriétaires identifiés par la mission interministérielle de 2020, la famille Nkonon est absente du protocole d’accord pour le versement de l’indemnité « symbolique » et n’a pas été conviée à la cérémonie avec la ministre.

Maixent Jourdain Adzabi, représentant des propriétaires terriens Nkonon, et Paul Ngandzou, de ce même groupe familial, assurent tous deux qu’ils n’ont « jamais été inclus » dans les consultations.

Enfin, un chef local des plateaux Batéké, Olivier Ngouba Claver, qui a signé le protocole d’accord et reçu un dédommagement financier, affirme : « Lorsque la ministre Rosalie Matondo est venue, elle ne nous avait jamais consultés auparavant. \[…\] Nous lui avons dit que depuis la nuit des temps, nous n’avons jamais vendu nos terres, même nos ancêtres ne l’ont pas fait. Elle nous a répondu que c’était l’État qui avait récupéré ces terres. »

Dans son analyse du processus de consultation, le rapport interne au gouvernement sur le projet de TotalEnergies conclut que « la procédure de cession des terres a été complexe », en partie en raison d’une « absence totale de procédure de reconnaissance des terres coutumières ».

À l’heure de la publication de cette enquête, le ministère de l’économie forestière n’avait pas répondu à nos sollicitations (voir Boîte noire).

Des terres sous-indemnisées

Lorsque la République du Congo a obtenu son indépendance de la France en 1960, toutes les terres du pays ont été remises à l’État, qui a ensuite autorisé les Congolais et les Congolaises à acheter des parcelles sur lesquelles ils pouvaient cultiver.

Depuis 2018, une loi permet aux individus ayant des droits coutumiers sur des terres ancestrales d’enregistrer des titres de propriété. Cependant, « les frais d’enregistrement compris entre 300 000 et 1 million de francs CFA (455 à 1 500 euros) rendent le coût prohibitif », indique Lilian Laurin Barros, expert juridique basé à Brazzaville.

« Les gens dans les villages n’en ont pas été informés, et ils n’ont pas les moyens d’aller enregistrer leurs terres », poursuit-il. Dans la pratique, les parcelles sont transmises par les familles selon un processus supervisé par les chefs locaux. Si le gouvernement veut prendre leurs terres, les villageois·es n’ont que peu de moyens de se défendre juridiquement.

« L’État n’avait pas le droit de faire ce bail emphytéotique, ce sont les populations qui auraient dû signer avec TotalEnergies, juge pour sa part Brice Mackosso, militant congolais de la Commission justice et paix, une ONG liée à l’Église catholique. TotalEnergies n’a pas respecté les droits humains de la population. Ils ne peuvent pas se cacher derrière la faiblesse de la loi congolaise. »

Dans leur réponse donnée à Mediapart, SourceMaterial et Unearthed, TotalEnergies et FNC rétorquent que « ces terres n’ont pas été réquisitionnées car elles ont appartenu et appartiennent toujours à l’État ».

Aujourd’hui, les neuf familles qui ont perçu une indemnité financière en contrepartie de l’expropriation de leurs terres ancestrales s’estiment lésées.

Ragan Ndzoro, propriétaire foncier, raconte avoir cédé sa terre par sens du devoir envers le gouvernement, espérant que le projet « bénéficierait aux générations futures ».

Mais il précise qu’« aucun propriétaire ne possède une copie du contrat ». Puis d’ajouter : « Les 50 millions de francs CFA qu’ils nous ont donnés sont insignifiants parce que chaque terre concerne plusieurs personnes. Si bien que dans certaines familles, certains ont bénéficié à peine de 1 000 ou 2 000 et quelques francs CFA \[1,50 à 3 euros\]… »

Les terres pour ce projet de compensation carbone ont été dédommagées à hauteur de 1,80 euro par hectare. Les agriculteurs et les agricultrices, et les expert·es de l’économie agricole locale, assurent pour leur part que des parcelles ont déjà été louées pour un montant jusqu’à 14 fois supérieur. « Quand on loue nos terres à des partenaires privés, on prend 10 000 CFA \[15 euros\] par hectare », signale pour exemple Paul Ngandzou.

« Je dirais que c’est une arnaque. Vous ne pouvez pas prendre un hectare de terre à 1 200 CFA \[1,80 euro\]. On ne sait pas très bien quelle est la procédure qui a été suivie pour décider de ces indemnisations, souligne le militant des droits humains Brice Mackosso. Ces populations n’ont plus accès à la terre, ce qui va accroître l’insécurité alimentaire dans la zone. »

TotalEnergies et FNC répliquent qu’un « tableau complet des personnes affectées par le projet » et qu’un « plan d’action correctif, comprenant des mesures de restauration des moyens de subsistance », seront rendus publics en 2023.

Chargée de plaidoyer climat à CCFD-Terre solidaire et spécialiste des projets de compensation carbone, Myrto Tilianaki réagit auprès de Mediapart : « C’est typiquement le genre de situation que nous craignons quant aux projets de compensation carbone menés par des grosses entreprises polluantes dans des pays où les droits fonciers ne sont pas suffisamment robustes. À qui profitent ces dispositifs ? Les éléments apportés par cette enquête prouvent que ce sont les acteurs pollueurs, qui se revendiquent ainsi neutres en carbone. »

Des rangées bien alignées de plants d’acacias s’étendent désormais à perte de vue sur déjà près de 1 000 hectares des plateaux Batéké, entrecoupées de conteneurs abritant les travailleurs et travailleuses chargé·es d’entretenir les pépinières de jeunes arbres.

Des panneaux d’affichage portant le logo de TotalEnergies bordent les chemins de terre qui longent les plantations industrielles et font la publicité du projet du « puits de carbone Batéké », qui permettra « d’augmenter la superficie forestière nationale » et « sa capacité de stockage de carbone ».

« Ce n’est pas de cette manière que nous allons réduire les émissions de carbone. Il ne s’agit pas de dire : je vais mettre une plantation quelque part pour séquestrer le carbone, et je continue à polluer indéfiniment, conclut Brice Mackosso. Ce n’est pas la solution pour le changement climatique. »

À l’heure actuelle, TotalEnergies est le plus gros développeur de projets pétroliers et gaziers en Afrique. Sur le marché international du carbone, le CO2 qui sera séquestré sur 20 ans par la plantation de la multinationale est déjà estimé à 150 millions d’euros.

Mickaël Correia, Olivia Acland (SourceMaterial) et Unearthed

8 thoughts on “Derrière le « greenwashing » de TotalEnergies, l’expropriation de paysans au Congo

  1. les expropriations c est propre au developpement c est partout pareil j espere que les concernes obtiendront des dedommagements a leurs juste valeurs.

  2. Cher Afrique,
    Lorsqu’il s’agit de toi, tout est toujours trop cher, il faut toujours du moins cher, meme quand c’est moins cher que le mot ne le laisse imaginer.
    Jamais applicable réciproquement.
    Moralite: faire des affaires avec une dictature est toujours quelque chose qui se fait au détriment de la majorité de la population.
    Il est prévu d’exploiter ce bois. Par qui?
    Je vous laisse deviner.
    Il est temps que l’occident comprenne que leurs interlocuteurs actuels ne sont pas les bons.autrement, nous n’aurons aucun scrupule, tout comme eux, à penser à soi et favoriser les siens.

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