Congo-Brazzaville : sommes-nous tous devenus des corbeaux ?

Dans les pays européens à l’instar de la France, le terme « corbeau » est couramment utilisé dans le langage judiciaire et médiatique pour désigner l’auteur d’une lettre anonyme, souvent dans le cadre d’affaires criminelles. Cette figure agit dans l’ombre, guidée par le secret et l’anonymat, avec l’intention de nuire ou de révéler des informations confidentielles sans se dévoiler.

 À l’inverse, dans le contexte congolais, notamment au moment des luttes d’émancipation postcoloniale, le mot « corbeau » prend une signification tout à fait différente. Il désigne un groupe de Congolais, souvent affiliés au mouvement messianique autour d’André Matsoua, qui refusaient de payer l’impôt de 1 franc et de se faire délivrer une carte d’identité nationale tant que leur leader restait emprisonné. Dans ce cas, le « corbeau » n’est pas un anonyme dissimulateur, mais un symbole de résistance civique et politique, incarnant une défiance assumée à l’égard de l’autorité coloniale, puis postcoloniale, perçue comme illégitime. Les jeunes générations ne connaissant l’histoire du Congo que partiellement, elles devraient en prendre graine ici.

Aujourd’hui, la situation s’est inversée de manière paradoxale : ce ne sont plus les Congolais qui refusent d’obtenir une carte d’identité nationale, mais l’État congolais lui-même qui tarde à la délivrer ou en restreint l’accès, privant ainsi des millions de citoyens d’un droit fondamental. Ce retournement historique est révélateur d’un malaise profond dans le rapport entre l’individu et l’État. Il s’agit là d’un glissement troublant: Là où, dans les années 1950-1960, des Congolais comme ceux du mouvement matsouaniste rejetaient volontairement toute forme d’identification étatique comme un acte de résistance politique, aujourd’hui, des millions de Congolais se retrouvent dans une situation d’invisibilité administrative subie, non par choix idéologique, mais par exclusion institutionnelle.

Dans ce contexte, le « corbeau » congolais contemporain que nous sommes devenus n’est plus celui qui refuse l’identité, mais celui à qui l’identité est refusée.

Cette privation de carte d’identité, de l’acte de naissance ou du passeport  a des conséquences juridiques et sociales majeures. Elle empêche l’accès à l’éducation, à l’emploi formel, au droit de vote, au voyage ou encore à la justice. En somme, elle prive les citoyens de l’exercice effectif de leur citoyenneté, en contradiction flagrante avec les principes constitutionnels qui garantissent à chacun le droit à une identité civile reconnue par l’État. L’inaction prolongée de l’administration dans ce domaine constitue une forme de violence symbolique, mais aussi une défaillance démocratique.

Il est frappant de constater que dans une République censée garantir les droits fondamentaux, l’identité devient un privilège plutôt qu’un droit. Cette situation alimente une citoyenneté à deux vitesses, où seuls ceux disposant des bons réseaux, des moyens financiers ou d’un ancrage urbain peuvent espérer obtenir une carte nationale d’identité voire un passeport.

Alors que l’administration congolaise délivre aisément des passeports à des étrangers (il suffit de se connecter à des comptes « TikTok » des influenceuses des deux Congo où tout se déballe) , des milliers de Congolais au pays comme à l’étranger peinent à obtenir leurs papiers d’identité. Ce n’est pas un accident bureaucratique, mais le symptôme d’une logique politique d’exclusion.

Je me souviens de l’année 1982. Nous avions été informés qu’un enroulement pour l’obtention des cartes nationales d’identité allait se faire dans certains quartiers de la ville de Brazzaville. À cette époque déjà, cette annonce fut accueillie comme une promesse. Mais pour espérer obtenir le précieux formulaire, il fallait être au commissariat de Kibeliba dès 2 heures du matin (pour ceux qui habitaient cette circonscription), dans l’espoir d’être reçu à l’aube. Ce fut une ruée. Les corps se bousculaient, les bras se tendaient. Il fallait se battre pour avoir le droit de prouver qu’on existait.

Plus de quarante ans ont passé, mais le scénario reste tristement familier. Aujourd’hui encore, les Congolais de la diaspora et du pays, confrontés à l’expiration de leur passeport ou à la délivrance de celui-ci, vivent la même galère. Délai d’attente de plusieurs mois, absence de réponse des consulats, opacité des procédures, parcours humiliant, un exercice de patience, de soumission, parfois de désespoir, frais exorbitants. Certains compatriotes perdent leur travail ou leur logement, ratent des inscriptions dans des pays étrangers à cause d’un simple document qu’on ne leur délivre pas et ce, dans un silence institutionnel accablant.

Pourtant, ces mêmes documents sont souvent obtenus sans difficulté par des étrangers fortunés ou bien introduits. À Brazzaville comme à Paris, on connaît tous ces histoires de passeports vendus sous la table, ou délivrés à des fins douteuses. Le contraste est choquant : les nationaux doivent se battre pour ce qui est leur droit, pendant que d’autres l’achètent sans file d’attente.

Ce n’est pas qu’une question de bureaucratie défaillante. C’est le reflet d’un système politique où l’identité devient une arme de contrôle. Priver les citoyens de documents administratifs, c’est les empêcher de voter, de voyager, d’accéder à leurs droits. C’est faire de l’identité un filtre, un outil de tri social, une manière de tenir la population dans l’attente, voire dans la peur.

Loin d’être anecdotique, cette situation interroge la nature même de la citoyenneté congolaise. Car que vaut un État qui refuse à ses enfants le droit d’être reconnus comme tels ? À quand une réforme profonde de l’administration, qui replacerait le citoyen au cœur de la République et non à sa périphérie ?

L’histoire de la carte d’identité au Congo est emblématique d’une trajectoire contrariée entre l’État et ses citoyens. D’un outil rejeté par esprit de rébellion sous l’ère coloniale, elle est devenue un bien convoité mais inaccessible pour des millions de Congolais. Ce renversement met en lumière une réalité troublante : l’identité, censée être un droit fondamental, est aujourd’hui soumise à des logiques de négligence, d’injustice et parfois d’instrumentalisation politique. Face à cela, il est urgent de repenser le rôle de l’État non plus comme un simple pourvoyeur de documents, mais comme un garant actif de la citoyenneté pleine et entière, sans exclusion ni hiérarchisation. Car priver un citoyen de sa carte d’identité ou de son passeport, c’est lui refuser symboliquement l’accès à la nation.

                                                                                      Y M DOUNIAMA                                                                                                                                                                                                      Sociologue                                                                                                                                                                                                                   Co-fondateur du Club de recherches TRATEK

 

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